Article publié à l'occasion du gala de soutien  à Radio-Libertaire

 

 

Ils m'ont dit : "Toi qui t'occupes de la chanson française, tu peux nous faire un article sur Leny Escudero ?" Ca se passait à la librairie du Monde libertaire.

J'ai fait oui de la tête. Mais ensuite, j'ai dit :  "Leny Escudero, je ne le connais pas", j'ai dit, "ou presque pas ; Juste quelques titres Ballade à Sylvie, Vivre pour des idées ou Pour une amourette (et j'ai fredonné "Et lorsque l'amour s'est noyé dans ses yeux / J'ai cru que j'venais d'inventer le ciel bleu").

"Ecoute, Laurent, je préfère dire non ; Escudero, je ne le connais pas assez. Trouve quelqu'un d'autre pour cet article." Et je pensais en mon for intérieur : "C'est un ringard, un has been qui a presque été viré par la mode yéyé il y a de cela un bail..."

J'avais un peu honte. J'ai juste promis de réécouter un disque ou deux, "pour voir".

Passant rue de Belleville, "Vieux faubourg qui savait planquer ses ruelles loin des étrangers qui crèchent à Courcelles aux Champs Elysées", je me suis laissé tenter par une terrasse de café. J'ai regardé les gens. J'ai vu un gosse, le nez plongé dans un manuel d'histoire, révisant les guerres de la Renaissance, la date de la bataille de Marignan. Tout ça au lieu de penser à Margot, "Margot qui est si belle, et qui ne connaît rien ni d'Iéna ni d'Arcole, mais qui a la peau douce et douce la parole". Un "vrai intelligent" quoi !

J'ai été apostrophé par un type éméché qui m'expliquait que (je cite) "Les gens qui n'aiment pas les bêtes, ils n'aiment pas les gens...". Ce à quoi un vigile à l'insigne brun lui a répondu que lui, il aimait bien les bêtes, à commencer par son chien policier à lui.

Plus loin, attablés devant leurs demis, leur journal du soir et de la France, deux gars devisaient : "Untel est fils d'assassin, il sera assassin comme son père, mauvais sang ne saurait mentir..." Je leur ai cherché des excuses, peut-être étaient-ils saouls, peut-être s'étaient-ils "saoulés pour pouvoir oublier ce que l'on n'oublie pas". J'ai payé mon café, et je suis rentré chez moi.

Sur le pas de la porte, ma concierge m'a appris que mon voisin était mort. Ca m'a fait un choc. Lui qui vivait seul. D'autant plus seul qu'il "vivait seul au milieu de la foule." Peut-être aussi un peu comme le vieux Jonathan qui "de sa chienne de vie n'a eu de gratuit que le rire des enfants".

Enfin, installé chez moi, j'ai pris un disque. Un disque sous label "A Malypense" (vous vous souvenez "A Malypense un jour, si revient mon amour, je lui dirai tout bas, rappelle-toi..."). Et j'ai mis une chanson au hasard.

Van Gogh, Van Gogh mon frère, "Quand sur tes bras et sur ton dos viendront s'abattre les corbeaux...". Et je me suis souvenu : Van Gogh, des verts, des bleus, des corbeaux, des couleurs jetées sur une toile comme des feuilles mortes à l'automne, comme un cri de jazz ou de tango. Van Gogh, Goya, les peintres préférés de Leny Escudero.

Et j'ai regardé la pochette. Un visage comme taillé dans le bois, franc, sec. Comme un grand frère, ou un P'tit frère. Et j'ai décelé, comme caché derrière, le visage d'un enfant. un enfant qui s'appelait aussi Leny Escudero, immigré, réfugié, qui voulait prendre une revanche sur la vie. Un enfant qui voulait y arriver et s'était promis de faire plus tard le tour du monde. Un enfant à qui Leny adulte avait tenu promesse, délaissant pour un temps la chanson au profit du "voyage" et de l'artisanat.

Un regard fixe derrière des cheveux en bataille ; pour nous observer, nous lire, tenter de débusquer l'hypocrisie partout où elle est, et peut-être est-elle partout ? "On dit non, on pensait oui / On fait cocu ses sentiments / On est aussi cons aujourd'hui / Qu'on sera morts dans dix mille ans".

Et, pendant ce temps là, ça gueulait sur le disque, une voix rauque, pleine de sautes d'humeur, clamant une révolte amoureuse de la vie, soliloquant sur la grande farce du catholicisme : "Tu m'as fait fils de Dieu / Sur l'épaule une croix / J'aurais voulu vieillir / Et avoir des enfants (...) Ce n'est pas Judas qui m'a trahi le plus / Judas criait famine et il marchait pieds nus", ou affirmant calmement qu'"on ne peut vivre sans donner son amour".

C'était comme une bonne odeur de foin, comme une maison à la campagne. Et pourtant, j'ai ressenti comme une absence. Bon sang ! la batterie, il n'y avait pas de trace de batterie dans les orchestrations de Leny ; des guitares, des cuivres, des flûtes, des accordéons, des percussions légères ; comme l'envie de faire passer une émotion simple, sans artifice. Comme un grand frère quoi...

J'ai continué à écouter d'autres disques, d'autres titres. Parce que tu lui ressembles, Tu te reconnaîtras, L'arbre de vie, La moitié de ton âme ; vraiment l'odeur du foin coupé, le pas d'un grand frère dans l'allée.

Je me suis précipité sur mon téléphone pour appeler Laurent à la librairie du Monde libertaire. "Leny Escudero, je ne connais que lui, il fait partie des meubles, de la famille. Oui, bien sûr, je veux bien faire un article sur lui."

J'ai raccroché et j'ai réécouté Vingt ans après, "Nous avions rendez-vous avec notre mémoire / Espérant que le temps nous avait épargnés / Le temps qui me criait c'est une vieille histoire..."

Nicolas C.